Éline n’avait que dix-sept ans lorsqu’elle m’a mise au monde, juste après le bac. Son premier grand amour ne s’est pas conclu par un mariage de conte de fées, mais par des couches, des nuits blanches et la dure réalité d’une vie de mère célibataire. Mon père a disparu avant même que je ne fasse mes premiers pas, et c’est grâce au soutien de mes grands-parents qu’elle a pu se relever. Ils l’ont aidée à devenir enseignante, et j’ai grandi dans une enfance imparfaite, certes, mais pleine d’amour.
Malgré les prétendants, elle n’a jamais refait sa vie. Elle plaisantait souvent : « Quand tu seras plus grande, je penserai enfin à moi. » Nous partagions tout comme deux amies : nos pulls, nos coups de cœur mode, nos rouges à lèvres. Quand mon esprit d’adolescente rebelle m’a poussée à me teindre les cheveux en violet, à me percer le nez et à adopter des bottines massives, elle a simplement haussé les épaules. J’étais persuadée que rien ne pourrait briser notre complicité… jusqu’à aujourd’hui.
À vingt ans, j’avais la tête plongée dans mes études, un travail à temps partiel et ma vie sociale. J’imaginais ma mère nostalgique, regrettant les années où je n’étais que pour elle. Mais à ma stupéfaction, elle est tombée amoureuse — et pas de n’importe qui : d’un homme de vingt-et-un ans, à peine plus vieux que moi.
Tout a commencé innocemment. Elle enseigne l’histoire dans un collège où le personnel est majoritairement féminin. Puis elle a commencé à ne parler que d’« Olivia ». Je n’y ai d’abord vu qu’une admiration professionnelle. Très vite, j’ai compris qu’elle était folle de lui.
Ce nouveau prof d’informatique, âgé de vingt-et-un ans, est devenu le centre de son monde. Ma mère, d’ordinaire si posée, se comportait comme une adolescente amoureuse : elle lui préparait des scones maison, l’aidait à corriger les copies de ses élèves et lui confectionnait un panier-repas chaque midi parce qu’« il fait un régime et ne supporte pas la cantine ».
J’étais abattue : jamais elle ne m’avait organisé un pique-nique à emporter !
Ses collègues ont fini par remarquer le changement : Éline troquait ses jupes en tweed contre des mini-jupes et se teignait les cheveux d’un roux flamboyant, tout ça parce qu’Olivia lui avait lancé qu’elle lui rappelait « cette chanteuse française des vieux films ».
Puis vint le choc : elle m’a annoncé son envie d’emménager avec lui. « J’ai droit au bonheur », m’a-t-elle dit.
Je l’ai suppliée : « Mais c’est un étudiant ! Il n’a pas de boulot stable et partage un appart à Peckham ! »
« Il me comprend », a-t-elle répliqué. « On évoque déjà le mariage. »
J’ai cru que mon cœur allait lâcher. « Tu vas épouser un mec qui utilise encore sa carte étudiante pour voyager ?! »
« Ne m’insulte pas ! C’est un homme adulte ! »
« Il veut juste ta maison, ouvre les yeux ! »
Notre première vraie dispute a éclaté : portes claquées, reproches cinglants. Elle m’a traitée d’égoïste ; je l’ai traitée d’illuminée.
Plutôt que d’alerter le proviseur et d’attiser les commérages, j’ai pris une décision radicale : j’ai dissimulé son passeport, son numéro de sécurité sociale et tous les documents nécessaires pour passer à l’acte. Sans papiers, pas de mariage à la mairie.
Folle, dites-vous ? Peu importe : c’était mieux que de ramasser les morceaux après un nouveau chagrin. Je veille au grain. S’il est vraiment amoureux, il restera. Mais s’il réclame des « papiers urgents », je saurai à quoi m’en tenir.
Parfois, l’amour a besoin d’un petit rappel à la réalité, surtout lorsqu’il concerne le cœur de votre propre mère.