On avait confié à un jeune soignant une mission hors du commun : se faire passer pour le petit-fils d’une vieille dame en fin de vie afin de l’accompagner dans ses derniers instants. Mais en parcourant les photos posées près de son lit, son regard s’est figé… Sur l’une d’elles apparaissait sa propre mère.

Dima avait toujours porté en lui un rêve simple et immense : devenir médecin. Depuis l’enfance, il s’imaginait avec une blouse blanche, un stéthoscope autour du cou, prêt à sauver des vies. Sauf que, pour lui, la vie n’avait rien d’un couloir dégagé.

D’abord, son père était mort brutalement, sans avertissement, comme si le monde s’était fendu sous ses pas. Il avait tenu debout pour ne pas s’écrouler… jusqu’à ce que sa mère, à son tour, commence à s’éteindre à petit feu. La maladie s’était installée, nourrie par des mois de fatigue, de stress, de travail et d’inquiétudes. Dima s’était retrouvé à tout porter : les études, la maison, les soins, l’angoisse.

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Quand les concours d’entrée en médecine étaient arrivés, il n’avait plus de forces. Il avait échoué. Non pas parce qu’il n’en était pas capable… mais parce qu’il n’avait plus de place en lui pour autre chose que survivre.

Et depuis deux ans déjà, il travaillait à l’hôpital régional comme aide-soignant. Il courait, nettoyait, déplaçait, rassurait, obéissait aux ordres… tout en gardant au fond du cœur une braise qu’il refusait d’éteindre : un jour, il y arriverait. Un jour, il deviendrait médecin.

Ce matin-là, tout démarra comme d’habitude.

Les couloirs sentaient l’antiseptique, le linge propre et la fatigue. Dima enchaîna les tâches : les chambres à remettre en ordre, les brancards à pousser, les patients à aider à se lever, les appels à répondre. Le temps filait au rythme des pas pressés, des portes qui s’ouvrent et se referment, des voix qui s’appellent d’une salle à l’autre.

Après le déjeuner, alors qu’il espérait souffler cinq minutes, on lui demanda de venir immédiatement au bureau du chef du service de médecine interne, le docteur Andreï Pavlovitch.

Dima entra, mal à l’aise, et trouva le médecin debout, les mains croisées, le regard grave.

— Dima… j’ai besoin de te parler d’une chose… particulière, commença-t-il, sans tourner autour du pot. Nous avons ici une patiente : Lioudmila Semionovna. Son état est critique. Très critique.

Le silence tomba comme un drap.

— Elle a un petit-fils, poursuivit Andreï Pavlovitch. Il s’appelle Dima, lui aussi. Elle ne l’a pas vu depuis longtemps, et elle n’arrête pas de demander à le revoir… juste une fois. Avant… la fin. Sauf qu’il ne vient pas. Personne ne sait quand il viendra, ni même s’il viendra un jour.

Le médecin inspira.

— Alors… nous nous sommes dit… que, peut-être… tu pourrais te faire passer pour lui. Pour lui offrir ce dernier réconfort.

Dima cligna des yeux, persuadé d’avoir mal entendu.

— Me faire passer pour… son petit-fils ? répéta-t-il, la voix sèche.

— Oui. Simplement être là. Lui parler. Lui tenir la main. Jouer ce rôle… quelques jours… si elle tient. C’est pour l’aider à partir apaisée.

Dima sentit un froid lui grimper dans le dos.

— Mais… c’est une tromperie, murmura-t-il. Ce n’est pas… honnête.

Andreï Pavlovitch ne se fâcha pas. Au contraire, sa voix devint plus douce.

— Parfois, un mensonge peut être un pansement. Ce n’est pas pour toi. C’est pour elle. Pour qu’elle ne quitte pas ce monde avec un vide dans la poitrine. Réfléchis.

Dima resta immobile. Sa conscience protestait. Mais l’idée d’une vieille femme, seule, en train d’attendre un visage aimé qui ne venait jamais… lui serra la gorge. Après une longue hésitation, il finit par hocher la tête.

— D’accord… souffla-t-il.

Tout se mit en place rapidement.

Les infirmières réunirent des détails sur le “vrai” petit-fils : son âge, ses études, des souvenirs d’enfance, des petites expressions qu’il utilisait, des anecdotes simples—juste de quoi éviter les pièges. Ce n’était pas une pièce de théâtre pour une salle pleine. C’était une scène intime, destinée à une seule spectatrice.

Le soir, vidé, Dima passa au magasin acheter du pain et du lait pour sa mère, qui ne pouvait pas encore se débrouiller seule. En rentrant, il croisa Marina, la jeune femme de l’immeuble voisin. Celle qu’il regardait depuis des mois en silence. Elle avait ce genre de sourire qui réchauffe une journée entière.

— Dima ! On ne te voit plus ! lança-t-elle, légère.

Ils parlèrent de tout et de rien. Du froid qui s’installait. D’un film qui passait au cinéma. Et, sans comprendre d’où lui venait le courage, Dima l’invita.

— Ça te dirait… samedi ?

Marina le fixa une seconde… puis sourit.

— Samedi ? Oui. Avec plaisir.

Dima rentra chez lui le cœur étrangement plus léger. Pendant quelques minutes, il osa croire qu’une porte s’entrouvrait enfin. Une nouvelle page, peut-être.

Le lendemain, après son service, habillé en civil pour paraître plus “familier”, Dima se rendit dans la chambre de Lioudmila Semionovna.

Sa poitrine tambourinait. Il avait peur d’un détail, d’un regard, d’une question qui le trahirait.

La vieille dame était petite, maigre, comme si le temps l’avait lentement polie. Pourtant, ses yeux restaient vifs, étonnamment présents. Elle le dévisagea longuement, puis une émotion douce traversa son visage.

— Dimochka… tu es là… mon trésor ?

Dima sentit l’air revenir dans ses poumons. Elle y croyait.

Il s’assit près d’elle, parla calmement, répondit aux questions simples. Il ne jouait plus seulement. Il ressentait quelque chose de troublant : comme si, au-delà du mensonge, il existait une vérité. Celle du besoin d’être aimé au moment de partir.

Les jours suivants, il revint. Encore et encore. Il lui donnait à boire, réajustait l’oreiller, écoutait ses souvenirs. Lioudmila Semionovna parlait de son fils, de son passé, de regrets aussi, mais sans colère. Plutôt comme une femme qui a porté trop longtemps un poids.

Un jour, elle le regarda avec une curiosité tendre.

— Et… tu as quelqu’un dans ta vie ?

Dima rougit. Marina lui traversa l’esprit.

— Peut-être… bientôt, avoua-t-il.

La vieille dame eut un petit rire fatigué.

— Alors tu viendras me raconter. L’amour, ça me fait du bien à entendre.

Samedi arriva. Dima emmena Marina au cinéma. Il s’appliqua à être agréable, attentionné, présent. Ils marchèrent ensuite dans un parc, sous des arbres dénudés, le ciel bas et gris.

Et là, Marina changea. Son visage se ferma, comme si elle avait pris une décision depuis longtemps.

— Dima… tu es quelqu’un de bien, dit-elle. Vraiment. Mais… je crois qu’on ne va pas dans la même direction.

Il sentit son estomac se nouer.

— J’ai des projets, continua-t-elle. Je veux voyager, avancer, construire quelque chose de grand. Et toi… tu restes ici. Tu es aide-soignant. C’est respectable, je sais. Mais… ce n’est pas ce que je vois pour moi.

Elle n’eut pas besoin d’en dire plus. Dima comprit : pour elle, son rêve à lui n’était pas assez. Son présent, pas assez. Son avenir, trop flou.

Il la raccompagna en silence. Chez lui, sa mère l’attendait.

— Alors ? demanda-t-elle, avec un espoir prudent.

Dima haussa les épaules, comme si ça ne comptait pas.

— Ça n’a pas marché.

Sa mère soupira. Elle n’aimait pas cette histoire de faux petit-fils.

— Tu veux toujours porter les gens sur tes épaules, Dima… Mais tu ne peux pas te perdre dans les besoins des autres.

Il ne répondit pas. Il avait déjà trop de vide en lui.

Le lendemain, il retourna auprès de Lioudmila Semionovna. Il tenta de sourire… mais elle le vit immédiatement.

— Elle t’a fait mal, hein ? murmura-t-elle.

Alors, sans réfléchir, Dima parla. Il déversa tout : les échecs, la fatigue, le rêve qui recule sans cesse, la sensation d’être bloqué dans une vie qui n’est pas la sienne.

Lioudmila Semionovna l’écouta sans l’interrompre. Puis elle posa sa main froide sur la sienne.

— Ne cours pas après ce qui brille, mon petit. Cherche ce qui réchauffe. Ce qui tient quand tout le reste s’effondre.

Elle ouvrit ensuite sa table de chevet, en sortit un vieil album.

— Tiens. Garde-le. C’est… ce qu’il me reste de mon fils, Alexeï. Moi… je ne le feuillette plus. Ça me fait trop mal.

Sa voix trembla, et Dima sentit une déchirure. Ce n’était pas un simple cadeau. C’était un adieu.

Le soir, à la maison, Dima ouvrit l’album.

Sur les photos jaunies, un jeune homme apparaissait : un sourire franc, le regard clair. Alexeï. Le fils de Lioudmila Semionovna. Un nom qu’il avait entendu sans jamais vraiment le connaître.

Puis il tomba sur une photo de groupe, prise à l’université. Des étudiants, des rires figés, des épaules serrées…

Et là, au milieu, une jeune femme au sourire éclatant.

Dima se figea.

C’était sa mère.

Son souffle se coupa net.

Ce n’était pas possible. Ou alors… si. Et si tout ce qu’il croyait savoir était incomplet ?

La tête pleine de questions, il se leva d’un bond, prêt à courir chez lui, prêt à exiger des réponses. Mais en quittant l’étage, il passa près de la salle des internes. La porte était entrouverte. Il entendit la voix d’Andreï Pavlovitch.

— … on augmente la dose petit à petit. Personne ne remarquera. On dira que c’est l’évolution naturelle. L’héritage est lourd, et le petit-fils officiel commence déjà à s’impatienter…

Une autre voix, grinçante, au téléphone :

— Accélère. Je n’ai pas le temps d’attendre. Cette vieille a assez vécu.

Dima sentit son cœur tomber dans ses talons.

Ils voulaient la faire mourir. Pas “laisser faire la maladie”. La pousser.

Il recula, glacé. Puis la panique se transforma en rage.

Il rentra chez lui en courant, entra comme une tempête, et posa la photo devant sa mère.

— Maman… qui est cette femme ? Et qui est Alexeï ?

Sa mère blêmit. Ses mains tremblèrent. Ses lèvres s’entrouvrirent sans voix.

Et soudain, tout sortit.

Alexeï avait été son premier amour. Le seul. Ils avaient voulu se marier. Mais Lioudmila Semionovna—la mère d’Alexeï—avait refusé. Elle voulait mieux, plus “digne”, plus “haut”. Elle avait humilié, repoussé, coupé les ponts.

Quand la mère de Dima tomba enceinte, Alexeï voulut l’emmener loin, la protéger. Ils étaient prêts à partir… mais le destin les avait écrasés : Alexeï mourut dans un accident quand Dima n’avait même pas un an.

Seule, sans argent, sans soutien, elle avait dû prendre une décision qui lui avait fendu l’âme : confier Dima à un orphelinat pour quelques mois, le temps de trouver un travail, de ne pas sombrer. Elle avait ensuite récupéré son enfant, jurant de ne plus jamais le lâcher.

Elle avait écrit à Lioudmila Semionovna. Supplié. Demandé juste une reconnaissance. Un signe.

Aucune réponse.

La grand-mère, dévorée par le chagrin et l’orgueil, avait fait le choix du silence.

Dima écoutait, vidé. Puis la vérité se mit en place, comme un puzzle cruel.

Lioudmila Semionovna… n’était pas seulement une patiente.

C’était sa grand-mère.

Et quelqu’un essayait de la tuer.

Dima se redressa.

— On y retourne. On la sort de là. Tout de suite.

La nuit tombée, quand les couloirs se vidaient et que les pas se faisaient rares, Dima et sa mère entrèrent discrètement dans la chambre de Lioudmila Semionovna.

Elle était faible, mais consciente.

— Dimochka… qui est cette dame ? chuchota-t-elle.

La mère de Dima s’avança, la voix brisée.

— Lioudmila Semionovna… c’est Katia. Vous vous souvenez ? J’aimais votre Alexeï… Et voici Dima. Votre vrai petit-fils.

La vieille femme les regarda, incrédule. Puis ses yeux se remplirent de larmes.

— Mon… petit-fils… souffla-t-elle.

Mais il n’y avait pas une seconde à perdre.

— Grand-mère, on part. Maintenant, dit Dima, ferme.

Ils prirent quelques affaires, l’aidèrent à se lever doucement, la couvrirent, l’accompagnèrent par une sortie de service. Un taxi les attendait.

Tout le long du trajet, Lioudmila Semionovna garda la main de Dima dans la sienne, comme si elle avait peur qu’on lui arrache encore son enfant.

Cette nuit-là, tout fut irréel : une famille séparée par le silence se recollait en urgence, dans la peur, mais aussi dans une joie impossible à contenir.

Quelques mois plus tard, Andreï Pavlovitch et son complice furent arrêtés. Une infirmière—celle à qui Dima avait confié ses soupçons—accepta de témoigner. L’enquête révéla le mécanisme : doses augmentées, dossiers maquillés, “dégradation” inventée.

Lioudmila Semionovna, elle, se remit lentement. Dans le petit appartement de Dima et de sa mère, elle redécouvrit ce qu’elle avait perdu depuis des années : une table où l’on partage du thé, une voix qui l’appelle “grand-mère”, un regard qui ne juge pas.

Le soir, l’atmosphère avait quelque chose de doux, presque sacré. La mère préparait le thé. Lioudmila racontait une histoire du passé, parfois drôle, parfois poignante. Et Dima, assis là, les regardait et comprenait enfin ce que voulait dire “appartenir”.

Son rêve de blouse blanche n’était pas mort. Il était seulement en attente, suspendu comme un symbole au fond d’une armoire. Mais désormais, Dima savait une chose essentielle : sa vocation ne se résumait pas à un titre ou à un salaire.

Ce qui l’avait toujours guidé, ce qui faisait de lui quelqu’un de solide, ce n’était pas la carrière.

C’étaient les gens.

La vérité.

La famille retrouvée.

Et, pour la première fois depuis longtemps, il se sentit prêt à accueillir le lendemain avec un cœur ouvert.

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