En hiver, Valentina prit la décision de vendre sa maison pour aller vivre chez son fils. Depuis longtemps, lui et sa belle-fille l’invitaient, mais elle hésitait à quitter tout ce qu’elle avait construit. Ce ne fut qu’après un AVC — dont elle se remit tant bien que mal — qu’elle comprit qu’il devenait dangereux de vivre seule, d’autant plus qu’il n’y avait pas de médecin dans son village. Elle vendit donc sa maison, laissant presque tout à la nouvelle propriétaire, et s’installa chez son fils.
À l’été, la famille quitta son appartement au neuvième étage pour emménager dans une maison neuve, conçue et réalisée selon le projet du fils.
— « J’ai grandi dans une maison à la campagne, » expliqua-t-il, « alors je voulais bâtir une maison qui rappelle mon enfance. »
Le nouveau logement, à deux étages, offrait tout le confort moderne : une cuisine spacieuse, des pièces lumineuses. La salle de bain évoquait la couleur bleu profond de la mer.
— « On se croirait presque à la plage, » plaisanta Valentina.
Le seul souci, c’était que les chambres de Valentina et de sa petite-fille Olesia se trouvaient à l’étage. Cela obligeait la vieille dame à descendre un escalier raide en pleine nuit pour aller aux toilettes.
— « J’espère au moins ne pas tomber pendant mon sommeil, » se répétait-elle, s’accrochant fermement à la rampe.
Valentina s’adapta vite à sa nouvelle vie familiale. Elle entretenait de bonnes relations avec sa belle-fille, et la petite Olesia, absorbée par Internet, ne la dérangeait pas. Valentina faisait tout pour ne gêner personne.
— « Le plus important, c’est de ne pas donner de leçons, de parler peu et de rester discrète, » se disait-elle.
Chaque matin, quand tout le monde partait au travail ou à l’école, Valentina restait à la maison avec son chien Rinni et son chat Marséi. Une tortue vivait aussi dans la maison : elle grimpait parfois sur le rebord de son aquarium rond et, le cou tendu, observait Valentina, comme si elle cherchait à s’échapper. Après avoir nourri les poissons et la tortue, Valentina appelait Rinni pour l’heure du thé. Le chien, calme et intelligent, raccompagnait chacun jusqu’à la porte puis revenait en cuisine, fixant Valentina de ses yeux marron pleins d’attente.
— « Viens, on va boire du thé, » lui disait-elle en sortant une boîte de biscuits. C’était la seule raison pour laquelle Rinni venait en cuisine : il adorait ces biscuits que seule Valentina lui donnait. Non pas par gourmandise, mais parce qu’un chow-chow doit suivre un régime strict. Par compassion, Valentina achetait même des biscuits pour enfants pour lui faire plaisir.
Après avoir préparé le déjeuner et rangé un peu la maison, Valentina sortait dans le jardin. Habituée aux travaux de la terre, elle s’occupait de ses plates-bandes. En travaillant, elle ne remarqua pas tout de suite le terrain voisin. Une haute clôture protégeait ce terrain des regards, sauf en un point derrière la maison où il n’y avait pas de barrière. Son fils avait jugé inutile d’installer une clôture à l’intérieur et avait mis une petite haie décorative. Valentina ne connaissait pas ses voisins. Elle avait vu plusieurs fois un vieil homme coiffé d’un chapeau usé, qui travaillait aussi dans le jardin. Il semblait taciturne et peu sociable. Dès qu’il la voyait, il disparaissait vers une annexe ou un garage.
Mais il y a quelques jours, elle fut témoin, sans le vouloir, d’une scène qui la troubla profondément. Comme d’habitude, après avoir raccompagné tout le monde, elle monta à l’étage pour ranger la chambre de sa petite-fille, qui arrivait souvent en retard et ne faisait jamais son lit. En s’approchant de la fenêtre, elle écarta les rideaux et voulut ouvrir la fenêtre quand elle aperçut le vieil homme, marchant lentement, la tête basse. Il s’était assis sur un vieux seau, près d’un buisson de framboisiers. Il portait une chemise longue usée, d’une couleur indéfinissable. Il faisait déjà frais, début septembre. L’homme toussait et, de temps en temps, s’essuyait les yeux avec sa manche.
— « Il tousse, et pourtant il est à moitié déshabillé, » pensa-t-elle, puis comprit qu’il pleurait. Son cœur se serra de compassion.
— « Que faut-il pour qu’un homme en arrive à pleurer ainsi ? » se demanda-t-elle.
Elle fit attention à ne pas le déranger, mais jeta un œil par-dessus la barrière et constata qu’il restait dehors toute la journée. Parfois, elle l’apercevait dans le jardin, parfois elle entendait qu’il travaillait dans l’annexe ou le garage.
Un jour, elle l’entendit parler à voix haute :
— « Pauvres oiseaux, profitez de la liberté tant qu’il fait chaud. Quand le froid viendra, on vous enfermera en cage et on oubliera de vous nourrir. Moi aussi, je suis en cage. Que faire ? Qui voudra de nous en vieillissant ? »
La tristesse dans sa voix était si forte que Valentina en fut bouleversée.
— « Comment peut-on vivre ainsi, au point de finir à parler aux poules ? » se demanda-t-elle en regagnant la maison.
Le soir, au dîner, elle demanda des nouvelles des voisins à sa belle-fille. Celle-ci lui expliqua qu’autrefois, une famille vivait là-bas. La maîtresse de maison était décédée, et le maître, Pierre Ivanovitch, vivait avec son fils. Quelques années plus tard, le fils s’était marié et avait emmené sa femme dans la maison de son père. Tant qu’il travaillait, on n’entendait pas de scandales, mais à la retraite, les cris commencèrent. Sa femme ne travaillait jamais, il s’occupait seul du jardin et allait faire les courses, accompagnait la petite-fille à l’école. Aujourd’hui, la jeune fille a seize ans et étudie dans la même classe qu’Olesia. Le grand-père ne servait plus à rien.
— « Et le fils ? » demanda Valentina.
— « Il est discret, intelligent, et ne peut rien dire. Toute la famille a été élevée ainsi, » répondit la belle-fille.
— « Ce n’est pas une vie, » dit la vieille dame. « J’ai toujours admiré celles dont les maris défendent farouchement leurs épouses. »
— « Oui, celui-là n’hésiterait pas à tuer pour protéger la sienne, » ajouta le fils qui écoutait.
Cette nuit-là, Valentina ne trouva pas le sommeil. Les souvenirs douloureux refirent surface. Pour se protéger, elle dessinait souvent une porte solide en fer, au bord d’un lac, dont la clé avait été jetée au fond de l’eau. Cette porte enfermait son passé, qu’elle voulait oublier.
Mais cette nuit-là, une peur viscérale l’étreignit : son ancien mari, instable mentalement, l’avait souvent menacée de mort. Elle avait pris la fuite, protégeant surtout sa petite-fille. Elle avait attaché un drap à la porte et mis un ustensile en fer pour entendre si l’homme tentait d’entrer. Une nuit, réveillée par un bruit, elle le vit essayer de retirer le crochet avec un couteau. Elle eut juste le temps de pousser l’enfant par la fenêtre et de s’enfuir.
Le cœur serré, elle se répéta :
— « La porte est fermée. Le passé est passé. »
Le lendemain matin, tout sembla irréel. Après ses tâches quotidiennes, Valentina alla acheter du pain. Elle ordonna à son chien de rester et sortit par la grille. À la boulangerie, elle surprit une dispute : un client se plaignait que la baguette n’était pas fraîche. Valentina confirma que le pain était rassis. Le vendeur échangea le produit. À la sortie, elle reconnut un vieil homme émacié, mais souriant chaleureusement : c’était son voisin, Pierre Ivanovitch.
— « Merci pour votre soutien, » dit-il. « Je ne sais comment me défendre contre l’impolitesse. »
— « Nous sommes voisins, n’est-ce pas ? » répondit Valentina.
Ils firent connaissance. Pierre lui expliqua qu’il avait vécu loin, en Sibérie, mais la solitude devenait difficile avec l’âge. Ils partagèrent un thé et quelques douceurs, et peu à peu, une amitié naquit.
Le chien, vigilant, observait l’inconnu sans inquiétude, signe que l’homme n’était pas une menace.
Au fil des jours, Valentina et Pierre Ivanovitch échangèrent souvent dans leurs jardins séparés par une haie basse. Il lui confia ses difficultés avec sa famille, notamment sa belle-fille exigeante.
Puis un jour, Pierre Ivanovitch annonça que son fils et sa famille partaient en vacances. Valentina se réjouit pour lui, espérant qu’il pourrait enfin se reposer.
Mais quelques temps plus tard, elle découvrit Pierre étendu, en détresse. Elle appela aussitôt son fils Oleg, qui fit venir une ambulance. Pierre fut hospitalisé et, pendant un mois, Valentina lui rendit visite pour veiller sur lui.
Elle apprit que sa belle-fille voulait lui faire signer un acte de donation et obtenir une procuration pour toucher sa pension. Pierre refusait, inquiet de mourir sans ressources.
Valentina le rassura :
— « Tu ne dois pas t’inquiéter, tu vas bientôt sortir d’ici. Mes enfants ont un appartement libre, et nous irons vivre là-bas. »
Elle conclut en disant :
— « Autrefois, dans la région de Ryazan, on ne disait pas “Je t’aime”, mais “Je te plains”. C’est ce que je fais aujourd’hui : je te plains, et je te souhaite la vie. »