Ma belle-mère a brisé la petite cuisine de jeu de notre fille sous prétexte que c’était « pour son bien ». Elle pensait nous rendre service, mais ce qu’elle n’avait pas prévu, c’est que nous allions lui montrer qu’on ne peut pas agir ainsi sans en assumer les conséquences.

Mon mari, Simon, et moi avons une petite fille de cinq ans qui s’appelle Hope, et j’en suis à six mois de grossesse de notre deuxième enfant, un petit garçon. Notre quotidien est bien rempli, parfois un peu chaotique, mais on adore ça. Depuis le début, Simon et moi avons la même approche avec Hope : on veut qu’elle apprenne à être autonome, surtout avec la nourriture.

Notre idée, ce n’est pas de la laisser tout faire, mais de lui apprendre à écouter son corps, à reconnaître la faim, la satiété, et à faire de bons choix. Pour l’y aider, on lui avait aménagé une petite cuisine de jeux… mais pas juste décorative. Simon l’avait bricolée pour qu’elle soit presque fonctionnelle.

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Un samedi matin, je l’ai vu à quatre pattes sous le minuscule évier.
— Simon, tu crois que la pompe est assez forte ?
Il a relevé la tête avec un sourire et une mèche de cheveux dans les yeux.
— T’inquiète, ça marchera. Et tu vas voir, Hope va en être folle.

La mini-cuisine avait un petit frigo, un plan de travail, et ce fameux évier avec une petite pompe manuelle. Hope y rangeait ses collations : bananes, yaourts, petites barres de céréales, parfois un carré de chocolat. Elle pouvait venir se servir toute seule et « cuisiner » des mélanges qu’elle inventait. Bien sûr, on ne lui laissait rien de dangereux, mais elle participait déjà souvent avec nous en cuisine, donc c’était dans la continuité. Et comme elle savait qu’elle avait accès à ses en-cas, elle ne se jetait pas dessus comme si c’était interdit.

Elle adorait ça.
— Maman, regarde ! J’ai fait une salade de fruits !
Elle me montrait un petit bol où des fraises un peu écrasées rencontraient des rondelles de banane.
— Mais c’est magnifique, ma puce ! disais-je en la serrant fort.

Évidemment… quelqu’un n’aimait pas du tout notre méthode. Ma belle-mère, Eleanor.

Eleanor est venue habiter chez nous quelques jours — enfin, « quelques jours » qui se sont un peu éternisés — et elle a très vite fait comprendre qu’à ses yeux, on « laissait trop faire » Hope. Pour elle, un enfant doit manger ce qu’on lui sert, à l’heure qu’on a décidé, point final.

Un après-midi, elle a regardé Hope avaler une barre de muesli et a soupiré :
— Grace, ce n’est pas raisonnable. Elle va ruiner son appétit.
Simon a répondu calmement :
— Maman, on gère. Elle sait s’arrêter. Elle ne va pas se gaver.

Le premier soir de son arrivée, elle a même pris des mains de Hope la collation qu’elle mangeait.
— Non. Le dîner est dans deux heures.
Le visage de Hope s’est décomposé.
— Mamie, s’il te plaît, j’ai faim…
Simon est intervenu :
— Maman, rends-lui.
Eleanor a fini par lui redonner, mais elle avait l’air profondément contrariée. J’aurais dû voir que ça n’allait pas en rester là.

Le lendemain, notre baby-sitter nous a lâchés au dernier moment. On avait prévu une petite sortie en amoureux, ça n’arrive presque jamais. On a donc demandé à Eleanor de garder Hope de 18 h à 22 h. Rien d’extraordinaire : dîner, bain, histoire, dodo. Facile.

Quand on est rentrés à 22 h… la maison ne ressemblait pas à la maison dans laquelle on était partis.

Hope était réveillée, en larmes. Et sa petite cuisine… en morceaux.

Je me suis précipitée vers elle.
— Mon amour, qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Elle m’a agrippée comme si elle avait peur qu’on lui reprenne quelque chose.
— Mamie a jeté ma cuisine… sanglota-t-elle. Elle m’a obligée à manger du poisson. C’était dégoûtant… j’ai pas pu…
Simon est parti parler à sa mère aussitôt. Quand il est revenu, il était livide de colère.
— Maman a insisté pour qu’elle finisse son assiette. Hope a essayé de se faire autre chose avec sa cuisine. Ta mère s’est énervée. Hope a vomi. Et au lieu de la consoler, elle l’a envoyée au lit. Et après ça, elle a jeté sa cuisine.

Je me suis tournée vers Eleanor.
— Tu as fait ça ?
Elle était plantée dans l’embrasure de la porte, les bras croisés, comme si elle avait parfaitement raison.
— Cette enfant doit apprendre qu’on ne mange pas n’importe quoi n’importe quand, a-t-elle dit. Votre petit système, là, c’est de la paresse parentale.

J’ai pris une inspiration.
— Eleanor, ce n’est pas à toi de décider comment on élève notre fille.
Simon l’a appuyée tout de suite :
— Maman, tu as dépassé la limite. On t’a expliqué comment on fonctionne. Tu ne peux pas tout casser parce que tu n’es pas d’accord.

Elle a roulé des yeux.
— Vous dramatisez. Ce n’était que des jouets.
Sauf que pour Hope, ce n’étaient pas « que des jouets ». C’était SON espace, son endroit où elle avait le droit de choisir.

On a passé la soirée à rassurer Hope, à nettoyer, à essayer de réparer ce qui pouvait l’être. Quand je l’ai couchée, elle m’a serré le cou.
— Maman… laisse pas mamie prendre encore ma cuisine…
— Je te le promets, ma chérie.

Sauf que le lendemain matin, c’était pire.

Je m’attendais à retrouver Hope en train de jouer avec ce qu’il restait. Au lieu de ça, je l’ai trouvée en larmes dans le salon.
— Maman ! Ma cuisine n’est plus là !
Je suis sortie dans le jardin.

Tout était dehors. La petite cuisine, le mini-frigo, les petits ustensiles. Trempés. La pluie de la nuit avait tout détrempé. Le bois gonflé commençait déjà à se fendre.

— SIMON ! ai-je crié.
Il est arrivé en courant, a vu la scène et a pâli.
À ce moment-là, Eleanor est sortie, très tranquille, un café à la main :
— Bonjour.
Simon n’en revenait pas.
— Dis-moi que ce n’est pas toi.
— Bien sûr que si, a-t-elle répondu comme si elle parlait d’avoir sorti les poubelles. Je l’ai jetée. Ce truc l’encourage à grignoter. Elle n’en a pas besoin.

J’ai senti ma colère monter d’un coup.
— Eleanor, tu n’avais pas le droit. C’était son jouet préféré. Tu sais qu’elle y tenait.
— Elle doit apprendre à manger de la vraie nourriture, pas à jouer à la dînette, a répliqué Eleanor sans même lever la voix. Je fais ça pour elle.
Simon a serré les poings.
— Non, tu fais ça parce que TU veux avoir le dernier mot. Tu ne respectes pas nos règles.

Hope nous regardait, le visage trempé de larmes.
— Papa… pourquoi mamie a cassé ma cuisine ?
Je me suis accroupie à côté d’elle.
— Ça ne devrait pas arriver, mon cœur. On va réparer les choses. On va t’en racheter une.

Simon, lui, avait pris sa décision.
— Maman, tu dois partir. On ne peut pas te laisser rester ici si tu ne respectes pas notre manière d’éduquer Hope.
Eleanor a écarquillé les yeux.
— Vous me mettez dehors ? Moi ?
— Tu as jeté les affaires de notre fille dans le jardin, Eleanor, ai-je dit. Tu l’as fait pleurer. Tu as ignoré nos consignes. Oui, il faut qu’on marque une limite.

Elle s’est vexée.
— Vous manquez de respect à une grand-mère.
— Une grand-mère qui respecte ses enfants est toujours la bienvenue, a dit Simon. Une grand-mère qui casse les affaires d’une petite fille de cinq ans, non.

Quand elle est montée préparer ses affaires en grommelant, Simon s’est tourné vers moi :
— On ne peut pas laisser passer ça.
— Je sais. On lui envoie le prix de tout ce qu’elle a détruit.
Alors on l’a fait. On a fait la liste : la cuisine, le petit frigo, les accessoires, même les petites casseroles qu’on avait achetées séparément. On a tout chiffré. On lui a envoyé un mail :
« Tu as cassé les affaires de Hope. Voici le montant. Tes actes ont des conséquences. »

Évidemment, elle a rappelé. Plusieurs fois. Pour dire qu’on exagérait, qu’on était ingrats, qu’« on ne parlait pas comme ça à sa mère ». On est restés fermes. Pas de cris, pas d’insultes. Juste : on est les parents, c’est nous qui fixons le cadre.

Quelques jours plus tard, Hope m’a demandé :
— Maman, est-ce que mamie reviendra ?
Je me suis assise près d’elle.
— Peut-être. Mais si elle revient, ce sera parce qu’elle aura compris qu’on ne peut pas faire pleurer une petite fille et dire après que ce n’est pas grave.
Elle a réfléchi.
— On pourra avoir une nouvelle cuisine ?
— Oui, mon amour. Et encore plus jolie.

Simon est entré à ce moment-là :
— Et cette fois, on la mettra là où personne ne pourra la jeter dehors, a-t-il dit en lui ébouriffant les cheveux.

Le soir, dans notre lit, je lui ai soufflé :
— Tu crois qu’elle comprendra un jour ?
Il a haussé les épaules.
— Peut-être. Mais même si elle ne comprend pas… on a protégé Hope. C’est ça qui compte.

Et j’ai su qu’on avait fait le bon choix : montrer à notre fille qu’on la croit, qu’on la défend, et que même les adultes doivent parfois apprendre que leurs gestes ont un prix.

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