Zhanna resta muette en embrassant son mari pour l’ultime au revoir, alors qu’il semblait glisser doucement vers l’inéluctable. Les médecins murmuraient entre eux que son état se dégradait irrémédiablement. Elle quitta l’hôpital le cœur écrasé, les doigts encore chauffés par la tendresse de ceux de Denis.
Face à l’agonie, elle s’efforçait d’afficher une apparence d’optimisme. Plutôt que de céder à la peur, elle plaisantait, l’encourageait :
« Tiens bon encore un peu, mon chéri, » glissait-elle, en replaçant délicatement la couverture sur ses épaules affaiblies.
« Très bientôt, ce cauchemar sera derrière nous. Tu retrouveras la santé, et nous retournerons à l’Astoria, là où nous nous sommes unis. Je remettrai cette robe rouge qui te plaisait tant… Rien que toi et moi, sans convives, sans fioritures. Tu me promets ? »
Denis esquissa un sourire fugace, alors que son souffle se faisait rauque et court. Son corps amaigri se débattait pour chaque battement de cœur, tandis que les bips réguliers des moniteurs rythmaient ses derniers instants.
Derrière la porte, Zhanna tenait encore bon. Mais dès qu’elle eut franchi le seuil de la chambre et regagna l’entrée de l’hôpital, ses jambes la trahirent : elle s’effondra sur un banc et laissa libre cours à un torrent de larmes amères. « Pourquoi nous ? Pourquoi maintenant, alors que notre vie ne faisait que commencer ? » hurlait son âme muette.
Ils s’étaient rencontrés à la fac, amoureux sans détour. Diplômés, ils s’étaient mariés sur un coup de tête et avaient lancé un atelier de mobilier sur mesure.
Denis, menuisier passionné, façonnait tables, bibliothèques et berceaux dans son atelier.
Zhanna, méticuleuse, gérait les devis, la comptabilité et les relations clients, veillant au bon déroulé de chaque commande.
Sans jamais prendre de répit, ils virent progressivement leur petite entreprise prospérer. Ils purent enfin s’offrir un bel appartement et nourrissaient des rêves d’avenir : un enfant, des voyages, une vie paisible.
Puis les premiers symptômes apparurent : fatigue intense, jambes flageolantes, courte promenade à l’épicerie devenue épreuve. Les examens révélèrent un diagnostic terrifiant : insuffisance cardiaque progressive.
Denis fut hospitalisé en urgence. Incapable de rester seule dans leur cocon désormais empli de souffrance, Zhanna partit vivre chez les parents de son mari, Nadezhda Alekseevna et Nikolai Ivanovich, qui lui offrirent un soutien silencieux et chaleureux, plus précieux que mille discours réconfortants.
Le professeur Razumovsky, cardiologue réputé, ne laissa place à aucun espoir chimérique :
« Zhanna, ce mal touche essentiellement les seniors, mais parfois frappe prématurément. Hélas, chez Denis, la dégénérescence est fulgurante. Sans greffe cardiaque, les chances demeurent infimes. Je l’ai inscrit sur la liste d’attente, mais les donneurs se font rarissimes et la compatibilité exige un quasi-miracle. »
« Il doit exister une solution ! » supplia-t-elle. « Essais cliniques, traitements expérimentaux… n’importe quoi ! »
« Nous ne sommes pas des magiciens, » rétorqua-t-il avec une froide lucidité qui la brisa.
Chaque moment libre, elle le passa à décrire au chevet de Denis l’enfant qu’ils auraient aimé avoir : prénoms, jouets, balades familiales… puis, seule dans le couloir, elle sombrait à nouveau dans un océan de larmes.
Un après-midi, en quittant la chambre, elle surprit le professeur et deux infirmiers :
« Son cœur, remarqua le médecin, fonctionne presque miraculeusement : déjà deux arrêts cliniques, et pourtant il bat toujours. Par contre, son cerveau est irrécupérable. Si nous voulons saisir cette chance, il nous faut le consentement des proches : sa femme et son frère, apparemment, refusent toute discussion… »
Ces mots tombèrent comme la foudre. « Cœur… donneur… compatibilité… » résonnaient dans son esprit. Instinctivement, elle comprit qu’il s’agissait peut-être de la dernière issue.
Soudain, le professeur l’aperçut :
« Zhanna Ivanovna ? J’ai besoin de vous immédiatement. »
Il lui expliqua qu’un jeune homme, victime d’un accident, était en état de mort cérébrale, mais que son cœur était sain et presque parfaitement compatible avec celui de Denis. « Les documents sont prêts, mais sans l’accord des proches, nous ne pourrons pas procéder à la transplantation. Pourriez-vous intervenir ? »
Dans la salle d’attente, une femme aux cheveux ébouriffés tempêtait, tandis qu’un homme vociférait à ses côtés. Le désordre régnait : accusations, insultes, incompréhension totale.
Sans hésiter, Zhanna s’avança et glissa au couple un épais paquet de billets, suivi de sa chaîne en or et de ses boucles d’oreilles serties de pierres précieuses. Le silence tomba d’un coup : l’appât brillait plus fort que leurs griefs. En échange de ces biens, ils signèrent les autorisations nécessaires et regagnèrent la sortie, indifférents à l’humanité du geste.
La salle d’opération s’anima immédiatement. Les chirurgiens vérifièrent leur matériel, l’infirmière prépara la table stérile. Zhanna, seule, sentit son cœur chavirer : elle avait tout mis en œuvre, désormais, il ne restait qu’à la science et à la Providence.
Elle appela les parents de Denis :
« Un donneur a été trouvé. L’intervention commence dans quelques instants. Venez vite ! »
« Nous sommes en route, ma chérie, » lui répondit Nadezhda, la voix tremblante.
Elle erra dans la cour de l’hôpital, priant, craignant chaque tic-tac qui séparait Denis de la vie. Les minutes se transformèrent en heures, et elle s’effondra sur un banc, plongée dans l’angoisse.
Lorsqu’elle reprit conscience, elle était allongée dans le service de réanimation, l’odeur âcre de l’ammoniaque cognant son nez, un tensiomètre serrant son bras. À ses côtés, les visages soulagés et émus de Nadezhda et Nikolai.
« Tu nous as fait une sacrée peur ! » sanglota la grand-mère, serrant sa main.
« L’opération a réussi, » souffla le père de Denis. « Le cœur a pris. Il est en soins intensifs, mais les médecins sont optimistes. »
Pour la première fois depuis des semaines, Zhanna laissa échapper un véritable sourire.
Un mois plus tard, Denis rentra chez eux, affaibli mais vivant. Les suivis médicaux s’enchaînaient, les médicaments devenaient son quotidien, mais chaque jour lui rendait un peu plus de force.
Trois mois séparaient encore l’arrivée de leur enfant. Ils décidèrent de meubler la chambre du bébé : armoire pastel, papier peint tendre, veilleuse et peluches. Chaque soir, main dans la main, ils se baladaient dans le parc, ébahis de constater que tout n’était pas un rêve.
« Tu sais, j’aimerais remercier la famille du donneur, » confia un jour Denis. « Je voudrais leur exprimer ma gratitude. »
« Ce ne sont pas les mêmes que nous avons rencontrés, » répondit Zhanna, songeant à la cupidité de ces personnes.
Pourtant, quelques jours plus tard, Denis insista :
« J’ai retrouvé leur adresse. J’aimerais y aller. »
Ils se rendirent devant une maison vétuste, volets cassés, murs lézardés. Des cris d’adultes résonnaient à l’intérieur, tandis qu’une assistante sociale en extraquait un petit garçon de trois ans, sale et apeuré.
« Il s’appelle Vanya, » murmura l’assistante en le serrant contre elle.
Denis et Zhanna s’éloignèrent sans un mot, le cœur serré par la détresse de l’enfant. Plus tard, autour d’un dîner, Denis rompit le silence :
« Ces yeux… je n’arrive pas à les sortir de ma tête. Peut-être que son père vit en moi désormais… »
Ils en parlèrent longuement, puis sollicitèrent l’aide de Nikolai pour accélérer l’adoption. En quelques semaines, Vanya devint officiellement leur fils.
Quand Zhanna sortit de la maternité, elle n’était pas seulement mère d’une petite fille, mais aussi d’un grand garçon. Le soir venu, au restaurant de l’Astoria, elle enfila la robe rouge tant aimée par Denis. Seuls, presque seuls : deux enfants les attendaient sagement à la maison, et un sentiment profond de renouveau enveloppait leur existence.
Leur leçon la plus précieuse ? Apprécier chaque instant, car parfois, les miracles surviennent… quand on y croit vraiment.