Alors que Lyuba s’occupait de traire la vache pendant une trentaine de minutes, une petite fille fut abandonnée sur le pas de la porte. En revenant, Lyuba trouva une simple boîte posée là, avec un bébé à l’intérieur. Une boîte basique, sans prétention, sans doute récupérée derrière l’épicerie, et à l’intérieur un petit paquet rose. D’abord, Lyuba pensa qu’il s’agissait d’une poupée, mais en caressant la joue ronde, elle réalisa que c’était un vrai bébé.
Elle posa le seau de lait par terre et s’assit sur le seuil. Il ne fallut pas longtemps pour deviner de qui pouvait être cet enfant : tout le village savait que son mari avait une liaison avec Manya, la vendeuse, qui avait eu un enfant, et tout le monde disait que c’était lui le père. Peu après, Manya avait disparu, envoyée par sa mère chez une tante en ville. Certains murmuraient qu’elle était partie pour un avortement, d’autres qu’on voulait la marier au plus vite. Lyuba n’avait pas eu le temps de confronter sa rivale ni de punir son mari, parti en mission de travail. Apparemment, Manya avait bien donné naissance à cet enfant et décidé de le confier à son père. Quant à lui, cela faisait plus de six mois qu’il ne revenait plus à la maison.
— Qu’elle est jolie, soupira Lyuba.
Le bébé dormait, une tétine dans la bouche, et son visage innocent empêchait Lyuba de se fâcher.
Sur le côté de la boîte, elle aperçut une enveloppe blanche, très simple. Elle l’ouvrit et y trouva un paquet d’argent et une feuille à carreaux, sur laquelle étaient écrites quelques lignes. L’écriture lui semblait familière, mais ce n’était pas surprenant : cela faisait plus de vingt ans qu’elle enseignait à l’école, elle avait vu défiler de nombreux élèves, dont Manya.
« Elle s’appelle Nadia. Je vous en prie, prenez soin d’elle et ne le dites à personne. Je reviendrai la chercher. »
Lyuba se mit en colère. Que voulait dire ce « ne le dites à personne » ? Étaient-elles amies ? Et quand reviendrait-elle ? Non, elle ne comptait pas jouer à ce jeu : dès le matin, elle irait déposer l’enfant au commissariat du village voisin pour que les autorités prennent en charge la situation.
Elle regarda encore une fois Nadia. Quel prénom chargé de souvenirs ! C’était aussi le nom de sa sœur. Elles étaient jumelles, identiques comme deux gouttes d’eau, partageant un langage secret que même leur mère ne comprenait pas, ainsi que leurs jeux. Puis, Nadia était tombée malade. Lyuba se souvenait que son père l’avait emmenée à l’hôpital, mais était revenu seul. Pour elle, sa sœur avait disparu comme par magie. Ce ne fut que plus tard qu’elle apprit que Nadia était morte d’une pneumonie, prise trop tard en charge. Et voilà qu’une autre Nadia arrivait, ce qui rendait difficile de croire que ce n’était pas le destin.
— Maman, pourquoi tu es là, assise ?
C’était son fils aîné, celui qui, depuis le départ de leur père, avait endossé toutes les responsabilités d’homme de la maison et se levait chaque matin aux aurores avec elle.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Il fixa la boîte, puis leva les yeux vers sa mère.
— Je ne sais pas, répondit Lyuba, les yeux embués. On me l’a laissée.
Elle lui tendit la feuille. En la lisant, son fils pâlit. Il avait sans doute compris d’où venait cet enfant, lui qui avait entendu toutes les rumeurs.
— Alors, qu’est-ce que tu comptes faire ? demanda-t-elle, la voix pleine d’incertitude.
— Qu’y a-t-il à réfléchir ? répondit-il avec sérieux. Si on nous demande d’en prendre soin, alors on le fera.
Lyuba ne s’attendait pas à cette réponse. Elle avait toujours cru que son fils désapprouvait les infidélités de son père. Mais d’un autre côté, c’était sa sœur.
Sergei restait un jeune homme, malgré ses vingt ans. Comment pouvait-il mesurer l’ampleur d’une telle décision ? Il fallait des papiers pour l’enfant, des visites médicales… Ce n’était pas comme adopter un petit animal de compagnie. C’est pourquoi Lyuba envisageait de confier l’enfant à un foyer ou à la police. Ou alors la ramener chez sa propre mère, pour qu’elle s’en occupe.
La veille, Lyuba avait eu une altercation avec la mère de Manya. Ce n’était pas voulu, mais les choses en étaient venues là. Elle avait défendu Egorka, l’aîné d’une famille nombreuse, accusé à tort d’avoir volé un chocolat. Egorka avait douze ans, n’était pas un bon élève, mais essayait de travailler un peu pour aider sa famille. Lyuba savait qu’il ne volerait jamais d’argent, même pas une pièce, sans demander. C’est pourquoi elle était intervenue, mais la mère de Manya refusait d’écouter, comme si tout était de la faute de Lyuba parce que son mari trompait sa femme. Heureusement, la fille de Manya, Anya, avait donné de l’argent à la vendeuse en lui demandant de ne pas s’acharner sur Egorka. Anya avait été dans la même classe que Sergei.
Mais Sergei insistait.
— Maman, regarde comme elle est adorable ! Moi qui ai toujours rêvé d’une petite sœur, alors que tu as eu que des garçons. Je te promets que je t’aiderai !
Dans ce domaine, Sergei était un vrai combattant, puisqu’il s’occupait déjà des plus jeunes enfants. Mais les problèmes restaient les mêmes, et à contrecœur, Lyuba se rendit chez son amie Larisa, infirmière. Elle lui raconta toute l’histoire, et Larisa promit de venir vérifier la petite, de lui faire ses vaccins, mais la prévint aussi que si jamais il fallait l’emmener en ville pour des soins, elles auraient des ennuis.
Dans le village, Lyuba lança la rumeur que cette petite était la fille de sa nièce. Personne ne fut vraiment surpris, et personne ne discuta.