« Le bébé arrive », murmura la sage‑femme en tamponnant la sueur qui perlait sur le front de Galina.
Galina serra les dents et agrippa la main de sa mère ; une douleur fulgurante la traversa, mais elle garda le silence, craignant de faire fuir les enfants du voisinage.
« Viktor aurait dû être rentré depuis des heures, » gémit‑elle. « Il n’était parti que pour acheter des bodies. »
Sa mère écarta avec tendresse les mèches collées à ses tempes : « Ne t’en fais pas pour ça maintenant. Encore un petit effort… »
L’enfant jaillit dans les bras de la sage‑femme et poussa immédiatement un cri puissant, comme pour annoncer son arrivée à tous. On entendit son premier hurlement : la grand‑mère, la mère et la sage‑femme l’entendirent… tout le monde sauf son père.
« C’est un garçon, Galina ! Une belle santé, robuste comme une noisette ! » s’exclama sa grand‑mère en serrant l’enfant emmailloté.
La voisine qui avait ramené Galina chez elle osa demander avec douceur :
« Vous êtes allées porter plainte ? »
« Oui, » répondit Galina. « Ils m’ont dit que ça arrivait souvent : des hommes qui partent et ne donnent plus de nouvelles. »
Pourtant, Viktor ne pouvait pas disparaître ainsi. Il avait promis de revenir avec des vêtements pour le bébé, d’apprendre à son fils à pêcher et de construire une balançoire dans le jardin. Mais la maison lui sembla glaciale. D’une main elle tenait Sergei, de l’autre elle alluma le poêle. Dans un coin, reposait le lit‑berceau artisanal que Viktor avait à peine eu le temps d’assembler.
Cette première nuit, le sommeil lui épargna presque entièrement : elle sortait sur la véranda, scrutant l’obscurité. Apparaitrait‑il des phares ? Entendrait‑elle des pas familiers ?
Les commères du village marmonnaient :
« Il l’a abandonnée, c’est sûr. Les hommes font ça : ils partent en ville et disparaissent. »
« Il a fui ses responsabilités. Encore un jeune imprudent… »
Mais d’autres chuchotaient en sens inverse :
« Viktor n’était pas comme ça ; il n’aurait pas pu partir de son plein gré. »
« Peut‑être lui est‑il arrivé quelque chose ? Les temps sont durs… »
Galina n’écoutait personne. Le jour, elle accomplissait ses tâches machinalement : nourrir l’enfant, changer les langes. La nuit, elle restait assise près de la fenêtre, perdue dans l’obscurité.
Un mois plus tard, elle avait épuisé ses économies. Elle vendit ses boucles d’oreilles en or — cadeau de mariage de Viktor — puis sa machine à coudre.
« Je t’apporte du lait », proposa sa voisine Nina. « Ma vache donne beaucoup, le bébé en a besoin. »
« Je te rembourserai en travaillant », rétorqua Galina avec détermination.
Quand Sergei eut deux mois, Galina vécut pour la première fois une nuit sans larmes. Elle s’assit près de son fils endormi et réfléchit à la suite.
« On s’en sortira, » murmura‑t‑elle en déposant un baiser sur sa joue rebondie. « Papa reviendra — et sinon, on s’en sortira quand même. »
Au matin, elle suspendit un vieux rideau à la fenêtre, fit chauffer de l’eau pour laver son fils dans une bassine tout en fredonnant une berceuse, puis s’installa pour rédiger sa candidature au poste d’institutrice de l’école du village.
La vie continua — sans Viktor, mais avec un espoir grandissant, moins fondé sur l’attente de son retour que sur sa propre force.
À l’école, Sergei s’asseyait au dernier rang, le crayon serré sur son cahier d’arithmétique. À huit ans, les tables de multiplication restaient un défi.
« Sergei Kotov, as‑tu fini tes exercices ? » demanda Maria Ivanovna en passant près de lui.
« Presque, madame l’institutrice, juste quelques minutes de plus… »
Elle soupira et regarda la pendule : « Cinq minutes de rab, puis je ramasse. »
Après la classe, Sergei rentra en courant, sautant par‑dessus les flaques : sa mère devait rentrer tôt, de nouveaux manuels de mathématiques arrivaient à la bibliothèque, et elle lui avait promis de le ramener.
Chez eux, l’odeur des pommes de terre en train de bouillir flottait dans la cuisine : sa mère tournait une grande cuillère dans la marmite.
« Comment s’est passée ta journée ? » demanda‑t‑elle sans se retourner.
« Bien, » répondit‑il en déposant son cartable. « J’ai eu un A en lecture. »
Galina se retourna, son visage fatigué s’illumina : « Bravo ! Qu’as‑tu lu ? »
« Une histoire sur un garçon qui défend sa patrie. » Il s’assit à la table. « Maman, papa était courageux ? »
Galina resta un instant sans répondre, puis posa la louche : « Très courageux. Le plus courageux de tous. »
La pluie tambourinait contre le carreau, composant une douce mélodie.
« Moi aussi je serai courageux », déclara Sergei. « Et fort, pour t’aider. »
Galina vint l’enlacer : « Tu m’aides déjà », souffla‑t‑elle en posant un baiser sur son front.
Au fil des ans, Sergei grandit vite : à douze ans, il portait déjà une hache, allait puiser de l’eau au puits et réparait les clôtures. Ses bottes trop grandes reposaient sous son bureau, trop honteux pour les montrer. Quand un camarade insultait sa mère en classe, il n’hésitait pas à défendre son honneur — et plus personne n’osait se moquer du garçon sans père.
« Ton père était l’homme le plus fort du village », disait Kolya, le voisin, lorsqu’ils réparaient la véranda ensemble. « Un vrai héros. »
Un jour, Sergei demanda doucement : « Que penses‑tu qu’il lui soit arrivé ? »
Kolya haussa les épaules : « Je l’ignore, mon garçon. Mais ce n’était pas son choix… Il n’était pas de ceux qui abandonnent. »
À quatorze ans, Sergei rapporta ses premiers salaires, gagnés en dégageant les sentiers forestiers pour le garde‑forestier. Il posa les billets usés sur la table : « Pour toi, maman, pour les provisions d’hiver. »
Galina resta figée, regardant les billets. Dehors, la première neige couvrait le jardin ; le feu dans le poêle chantait.
« Je sais que tu travailles pour nous deux », dit‑il doucement. « Maintenant, je veux aider aussi. »
Galina leva les yeux vers lui : il n’était plus un enfant, mais un jeune homme, avec dans le regard la même détermination que son père. « Merci », réussit‑elle à murmurer.
Le soir, après qu’il se fut couché, Galina sortit une vieille photographie : Viktor souriant, un bras autour de son épaule. Au dos, une inscription à l’encre fanée : « À ma seule et unique. »
« Tu deviens aussi fort que lui », souffla‑t‑elle à l’image. « Et doux. »
Le jour de ses dix‑huit ans, Sergei se leva aux premières lueurs. Dans le miroir fêlé, il se trouvait grand et résolu, portant la veste foncée que sa mère avait recousue à partir du costume de son père. Une aube de fête, marquée par la cérémonie de remise des diplômes, l’attendait. L’université se profilait, mais il n’avait pas encore choisi sa destination.
« Maman, tu veux que je fasse chauffer l’eau ? » appela‑t‑il depuis le couloir.
Galina, devant le poêle, sourit : « Elle est déjà chaude. Quel bel homme tu fais ! »
Il rougit : « Maman, arrête… »
« Regarde, Shura Bondareva te lorgne », taquina‑t‑elle.
« Maman ! »
Un coup discret retentit à la porte. Il n’était que six heures du matin. Sergei ouvrit : un inconnu grand, en pardessus trop lourd pour la saison, se tenait là, les tempes argentées et le visage marqué.
« Bonjour, » dit‑il calmement. « Est‑ce ici chez les Kotov ? »
« Oui, monsieur. »
L’homme retourna vers la voiture sombre dont les vitres étaient teintées, en sortit une valise usée et revint au pas de la porte : « Cela vient de Viktor Kotov. Il souhaitait que son fils la reçoive ce matin de son dix‑huitième anniversaire. »
Un bruit de casseroles brisées retentit dans la cuisine : Galina parut blême.
« Savez‑vous ce qu’il est devenu ? » balbutia‑t‑elle.
L’homme ôta ses lunettes : « Je n’en sais rien. Il m’a seulement confié cet envoi. »
Il repartit vers sa voiture. Galina, soutenue par Sergei, fit entrer la valise, la posa sur la table. Le cuir brun, les coins métalliques, la serrure rétro lui semblaient irréels.
« Ouvre‑la », souffla enfin Galina.
Les fermoirs cédèrent. À l’intérieur, des liasses de dollars bien rangées et, au‑dessus, une lettre adressée « À Galina et à son fils ».
Galina déplia la feuille au trait d’écriture trempé d’émotion :
Mes bien-aimés,
Si vous lisez ceci, je ne suis plus présent parmi vous. Pardonne-moi, Galina, de ne pas être revenu ce jour-là. J’ai été témoin d’un crime et contraint à travailler pour ceux qui m’ont menacé de mort, sous peine de vous atteindre. J’ai tenté de m’échapper, mais j’étais piégé.
Je vous ai observés à distance, vous deux. J’ai vu la maison, j’ai vu Sergei grandir. Une fois, j’ai vu ton fils, fendant le bois dans la cour. Comme tu as grandi…
Voici de quoi assurer ton avenir et celui de notre fils : poursuis ses études, achète une maison en ville, vivez dignement.
Pardonne-moi tout, Galina. Chaque instant loin de vous, j’ai ressenti votre absence comme une douleur. Tu as été ma lumière dans les ténèbres.
Sergei, je suis fier de toi ; protège ta mère comme tu l’as toujours fait.
À jamais,
Viktor
Galina pressa la lettre contre son cœur, tandis que les larmes coulaient. Sergei, la main agrippée au coin de la table, sentit quelque chose de fragile s’effondrer puis se reconstruire : le père tant imaginé cessait d’être un mirage ; il devenait réel.
Ce soir‑là, sur la véranda, dans l’air embaumé par le lilas et la pelouse fraîchement coupée, résonnait l’accordéon de la fête de la remise du dernier son de la cloche.
« Que ferons‑nous de cet argent ? » demanda Sergei, contemplant le ciel étoilé.
Galina rabatta son châle : « Tu iras à l’université, où tu voudras : Moscou, Saint‑Pétersbourg, c’est à toi de choisir. »
« Et toi ? »
« Je t’attendrai, puis on décidera ensemble. »
Il acquiesça, pensif, puis souffla : « Il nous aimait, tous les deux. »
« Je sais », répondit Galina simplement ; « je l’ai toujours su. »
Une étoile filante déchira la nuit. Sergei ferma les yeux et fit un vœu, non pour lui, mais pour sa mère : qu’elle cesse d’attendre et qu’elle commence enfin à vivre pleinement.
Galina, le regard posé sur son fils, reconnut en lui les traits de Viktor : le même regard, le même menton déterminé… et sa propre force, son amour infini.
« Joyeux anniversaire, mon garçon », souffla‑t‑elle en posant son bras autour de lui. « Ton père serait fier. »
Sergei sourit, la serra contre lui. « Et moi aussi, maman… très fier. »